« Le Stage » d’Henry Coste

LA FORMATION

Henry Coste a créé une formation de photographe professionnel dont il a été le directeur au sein de l’INFAC-CREAR à la fin des années 70, sur proposition de ses amis Jean-Pierre Prosper et Jacques Cristobal, membres du Conseil Pédagogique.

Le premier stage a eu lieu en 1978 au Château de Montvillargenne près de Chantilly, puis rue Henri Barbusse à Paris, sous l’égide de l’IDA (Institut de l’Audiovisuel) jusqu’en 1993, soit seize années en tout. La formation était reconnue dans le cadre de la formation professionnelle et était prise en charge par l’Etat. Elle se déroulait en règle générale sur deux ans (parfois sur un an seulement) à temps plein. Environ cent soixante « Costiens » en ont bénéficié.

Chaque année, une dizaine de stagiaires étaient recrutés et sélectionnés par Henry Coste lui-même, lors d’entretiens individuels au cours desquels la qualité des photos présentées n’était en général pas un critère décisif. Il s’agissait avant tout de déceler parmi les candidats ceux présentant une forte personnalité, le désir et l’ambition de réussir.

La formation était tout à fait exceptionnelle et hors normes. L’objectif était de former des photographes professionnels qui puissent s’insérer dans le monde du travail afin d’y gagner leur vie.

Peu importe la spécialité : photo publicitaire, reportage, architecture, portrait, mode, photo d’art, l’enseignement était ouvert et s’adaptait à chacun en fonction de sa personnalité, de son talent, de ses choix et ambitions. Jean-Luc Ballester par exemple, très doué pour le dessin, a été encouragé, formé et orienté dans cette voie ; il fera grâce à Henry Coste une brillante carrière dans le domaine du dessin d’animation.

À Paris, la formation se tenait dans une grande pièce appelée le studio, bordée de baies vitrées que l’on pouvait occulter grâce à de grands rideaux opaques, et comportait une pièce annexe qui servait de chambre claire. Le studio servait ainsi à la fois de lieu de prise de vues, de salle de projection et de salle de cours. On y trouvait un paperboard, un grand panneau d’affichage, une table à dessin.

Henry Coste était l’unique enseignant. Il avait travaillé dans le cinéma, avait été photographe, puis impresario et agent de Mylène Demongeot, marchand d’art. Il avait conseillé le réalisateur de télévision Jean-Christophe Averty au moment de la création des Raisins Verts, ce dernier déclarant dans Un homme Averty de Jacques Siclier : « Un ami, Henry Coste m’a appris tout ce que je sais de la photographie. »

Pendant le stage, il ne montrait que très rarement son propre travail, essentiellement des photos de Mylène Demongeot.

Sa formation s’inspirait des work-shops et séminaires américains, notamment celui d’Alexey Brodovitch mais aussi de l’enseignement du Bauhaus. Il avait une passion pour la direction d’acteurs, avait côtoyé Jean Renoir et pu l’observer mettre en oeuvre sa méthode de direction d’acteurs indirecte. La pédagogie de Louis Jouvet dans le film Entrée des artistes, la méthode Stanislavski et l’Actor’s Studio de Lee Strasberg faisaient partie de ses références incontournables.

LES PREMIERS JOURS

Le début de stage en janvier était un moment crucial. La première semaine consistait en un cours magistral théorique pour les nouveaux arrivants et les deuxièmes années. Henry Coste, toujours en jeans et chemise camarguaise, parlait sans notes et sans discontinuer, en déambulant dans la pièce, sans jamais s’asseoir.

Ces cinq premiers jours étaient censés produire une cassure dans l’esprit des stagiaires au cours desquels il présentait en condensé des notions et valeurs à assimiler qui seraient répétées, approfondies et mises en pratique durant les deux années de formation. Sa philosophie se fondait sur un enseignement ouvert, inspiré de Carl Rogers (notamment de son ouvrage Liberté pour apprendre). Bien plus que d’acquérir des notions techniques, certes indispensables, le but était d’apprendre à apprendre.

C’était une pédagogie immersive, non progressive au sens classique – les stagiaires avancés côtoyaient les débutants, sans différence de niveau concernant les matières traitées, il n’y avait ni simplification ni vulgarisation. Les matières et sujets étaient abordés de front.

« La photographie est un langage », disait-il. Pour s’exprimer, il faut en connaitre la grammaire et la structure, en maîtriser les outils. Il s’agit de comprendre la structure des images, leur composition (Kandinsky, Point ligne Plan), les sept contrastes de couleurs (Johannes Itten, La théorie des couleurs), les figures de styles, l’histoire de l’art, d’apprendre le langage proprement photographique à travers l’étude de la lumière, des angles de prise de vue, des règles d’optique fondamentales, des cadrages, et des focales.

Quel que soit le niveau du stagiaire, cela passait par la pratique régulière d’exercices de prises de vue qu’il qualifiait « d’Esthétique » : réaliser des photos graphiques sans objet prédéfini ayant pour but la composition, le cadrage, la lumière, le rendu des matières et textures, des volumes.

Henry Coste donnait des clés qui permettent de comprendre le fonctionnement de l’être humain (notamment à travers Freud et Lacan) et de sa psychologie (l’école systémique de Palo Alto), d’avoir des notions de marketing, de publicité, de connaître le fonctionnement de la presse et des médias d’actualité.

Au-delà de la photographie et de la technique, il pratiquait une pédagogie de l’enthousiasme, très éclectique, reposant sur sa grande culture générale d’autodidacte, ouverte et transversale qui mélangeait arts mineurs et arts majeurs, œuvres classiques et populaires.

Féru d’arts plastiques, il arrivait à faire un résumé synthétique et analytique de l’histoire de l’art, allant toujours à l’essentiel, partant de l’art rupestre pour arriver à l’art conceptuel et contemporain (en passant par Duchamp qu’il admirait beaucoup). En littérature Faulkner et Hemingway côtoyaient les haïkus, Frédéric Dard, James Hadley Chase et Simenon, la philosophie (Nietzsche, Krishnamurti…), le cinéma (Fellini, James Dean, Brando). En musique, le jazz (Charlie Parker, la bossa nova, Baden Powell, Django Reinhard, le free jazz). Dans le domaine de la chanson populaire, il admirait le génie de Charles Trenet qu’il avait connu et dont il fredonnait souvent les chansons (Que reste-t-il de nos amours, La Folle Complainte…). Il partageait sa passion pour Louis de Funès et la série des « Gendarmes de St-Tropez », dont la parodie des rapports de pouvoir suscitait chez lui des imitations hilarantes. Cruchot et son adjudant faisaient partie de notre quotidien.

Henry Coste fonctionnait au coup de cœur. Il partageait sans réserve ses engouements liés ou non à l’actualité. Il emmenait les stagiaires au Louvre, dans les galeries d’art. Lors du centenaire de la mort de Van Gogh célébré par de nombreuses expositions et publications, il nous a plongé dans la biographie du peintre, son œuvre, analysant ses tableaux, sa folie, sa pulsion créatrice, citant abondamment la correspondance avec son frère Théo.

ANALYSER, SANS CESSE SE REMETTRE EN QUESTION

Le travail d’analyse était fondamental. Henry Coste décortiquait sans cesse les images issues de la presse, de la publicité, le contenu des médias en général. Il demandait aux stagiaires de découper les magazines et de constituer des dossiers sur des photographes en particulier mais aussi sur des sujets variés pour disposer d’une banque d’image de référence où piocher des idées, des styles, des sujets de photos.

Sur le grand panneau d’affichage du studio étaient punaisées citations et coupures de presse qui côtoyaient photos et images de référence sur les travaux en cours, des parutions issues de magazines. Il y avait là les mythiques campagnes de publicité Benetton par Oliviero Toscani. Un « service » ( c’est-à-dire une série complète de photos) de Gilles Bensimon de 12 pages avec plusieurs filles en maillots de bain colorés illustrait parfaitement les contrastes de couleurs, notamment les harmonies tertiaires.

Henry Coste était particulièrement intéressé par la féminité. En photo, disait-il « une femme, c’est des courbes ». Comprendre les positions du corps féminin pour le mettre en valeur, les déhanchés, la cambrure, le contra-poste sont essentiels – deux pages de croquis sur paperboard servaient de référence pour synthétiser les positions, les différents éclairages. Les références en la matière étaient Richard Avedon et Irving Penn, les photographies de la grande époque de Vogue et Vanity Fair, la sensualité et les lumières de Hans Feurer. Les photos de Helmut Newton illustraient les pulsions partielles décrites pas Freud : voyeurisme/exhibitionnisme, sadisme/masochisme, domination/soumission.

Il stimulait, donnait des idées, cassait les références, ouvrait l’esprit à de nouvelles perspectives. Il prônait le dépassement de soi, incitait à repousser ses propres limites, à se débarrasser des contingences imposées par la famille, la société. Un des premiers livres à lire était On tue un enfant du psychanalyste lacanien Serge Leclaire où il s’agit de tuer l’enfant fantasmé qu’immanquablement les parents projettent sur leur progéniture.

« Étonnez-moi ! », l’injonction lancée par Diaghilev à Cocteau, était un leitmotiv. Cela signifiait implicitement « Ne vous contentez pas de peu, vous n’avez pas idée de ce dont vous êtes capable. » Coste poussait les stagiaires hors de leur zone de confort, testait leurs limites et leur endurance, leur motivation. Il les mettait sans cesse à l’épreuve et avait horreur les paresseux. Les deux années de stage étaient intenses, conflictuelles parfois. Les colères costiennes pouvaient être homériques, déclenchées parfois par un stylo qui n’écrit pas, un outil mal rangé. En règle générale, l’orage retombait vite.

SE MESURER AUX MEILLEURS

Son adage était ce que l’on appelle aujourd’hui le benchmarking – toujours se mesurer aux plus forts, comparer son travail avec ce qui se fait de mieux.

Il faut avoir des modèles et s’en inspirer, ne pas avoir peur de copier. Le pire est de ne pas avoir de références et de se croire un génie. Henry Coste détestait les gens qui se prennent pour des artistes, seuls dans leur chambrette. Il fallait se frotter au monde réel. Lui-même donnait beaucoup et attendait la même chose en retour. Il pouvait être vite déçu s’il percevait un manque d’engagement et de rigueur.

« Définis ton but, ensuite donne-toi les moyens d’y parvenir. Il n’y aucune raison que tu n’y arrives pas ! »

Un violoniste doit beaucoup travailler avant d’arriver à produire une note correcte. En appuyant sur le déclencheur tout le monde est capable de faire une photo. N’importe qui peut se déclarer photographe. Pour réussir il faut se distinguer, en savoir plus que les autres, travailler, sans cesse se remettre en question, faire des tests.

« La photo est un racket comme un autre, soyez les meilleurs dans votre domaine »

« 1/60e à f:16 et après : au bar ! »

Il exigeait la pratique d’exercices « d’Esthétique », tels que décrits plus haut. Comme les musiciens font leurs gammes il faut s’entraîner régulièrement à composer avec la lumière, la couleur, les matières et les formes.

« Allez à l’épure » – dire l’essentiel avec un minimum de moyens, sans artifices. Il détestait ce qui ne servait à rien, le style dépouillé d’Hemingway était souvent cité en exemple.

« La rigueur, coco, de la rigueur ! »

« On ne photographie pas un vêtement, mais des lignes et des formes. »

Henry Coste demandait à tous de faire des photos de reportage et de couvrir les événements d’actualité : campagnes électorales, manifestations (étudiantes notamment), grèves SNCF, les commémorations du débarquement en Normandie, la rentrée scolaire, le krach boursier. Il s’agissait de rendre compte de ces événements à travers un récit en images, construit et structuré. Il fallait toujours garder en tête ce que l’on veut exprimer, faire des images signifiantes sans jamais oublier les questions de base du récit journalistique : « qui, quand, quoi, où, comment et pourquoi ? »

Lors des projections, quand les images étaient vides de sens, on l’entendait crier :

« C’est quoi le sujet ? – Il n’y a pas de sujet ! »

« Mais ça penche coco… pourquoi ça penche ? »

« Quel est ton propos ? C’est quoi l’idée ? »

« Vous êtes vaches sans train, bande de zozos »

« C’est flou ! »

« Je ne veux pas de chichos qui pensent »

« Boxeurs solitaires dans votre chambrette, vous êtes tous champions du monde. »

Mais aussi quand on avait réussi : « Tu vois, c’est possible ! »

Il avait des phrases fétiches qu’il répétait souvent : « Le public n’aime pas connaître, mais reconnaître ».

Henry Coste jouait le rôle de rédacteur en chef, les photos des stagiaires prises lors d’événements étaient sans cesse comparées à celles qui paraissaient dans les grandes quotidiens et magazines. Et c’était le cas pour tout type de photos réalisées.

IMMERSION DANS LE MONDE PROFESSIONNEL

En nature morte, il lançait des séances de prises de vues à la chambre technique, souvent pour copier des photos publicitaires d’un haut degré de complexité (bouteilles de parfum en équilibre instable, eau éclaboussant un savon). Ces prises de vues compliquées pouvaient durer longtemps, le moindre détail était corrigé, amélioré pour atteindre la perfection. Henry Coste était un maniaque des détails, son degré d’exigence pouvait être redoutable.

Le stage se déroulait en lien étroit avec le monde professionnel, c’était primordial.

Les stagiaires étaient envoyés dans des entreprises partenaires :

– les studios du magazine Elle (assistants de plateau pour photos de mode, portrait, natures mortes, photos alimentaires),

– le service photo Pernod Ricard (assistanat et réalisation en studio de photos de nature morte (boissons), photos d’événementiel, reportages sur les Grand Prix de formule 1 auto et moto sur le Circuit Paul Ricard),

– le service photo Eurodisney, les studios Burke, la féria de Nîmes.

Henry Coste fournissait des assistants aux anciens stagiaires devenus photographes qui travaillaient dans différents domaines : nature morte, mode, prises de vues pour catalogues, photos d’illustration pour banques d’images, portraits de personnalités, photos institutionnelles.

Les stagiaires assistaient des photographes connus au studio de Elle mais aussi des photographes reconnus comme Emil Perauer, Patrick Jacob…

Au fil des années, s’était ainsi constitué un réseau professionnel diversifié et solide.

Des intervenants extérieurs, des photographes ou anciens stagiaires venaient régulièrement présenter leur travail, leurs photos récentes ou parler de leur domaine de compétences (par exemple le producteur français des films de James Bond).

Le « Book » était la vitrine du stage. C’était un dossier épais de format 30×40 cm composé des meilleures photos des stagiaires. Il était constitué de tirages Cibachrome en couleurs réalisés au laboratoire Central Color, agencés dans un ordre très précis. Les doubles pages étaient montées selon le concept « costien » d’analogie/opposition. Le « Book » était sans cesse remanié et ajusté pour intégrer la variété des travaux réalisés.

C’était son bébé et il y tenait beaucoup, le présentant aux visiteurs avec solennité et fierté.

Henry Coste s’exprimait par la parole, c’était son mode de transmission. Il n’a pas laissé d’écrits, à part quelques cahiers de notes et quantité de livres annotés au stylo noir, soulignés, surlignés, mots et phrases entourés à en devenir parfois illisibles.

C’était un intranquille , il était du même signe astrologique qu’Alain Delon qui l’appelait « mon petit scorpion ». Il avait ses démons dont il ne parlait pas et citait souvent La difficulté d’être de Jean Cocteau. Il était sensible aux portraits qui expriment l’intériorité, l’inquiétude existentielle, notamment ceux d’Avedon et Penn. Il savait se mettre à distance avec beaucoup d’auto-dérision viale double qu’il s’était créé : le personnage de « Vavache » et «Titi son Dieu» figuré par une étoile à cinq branches flottant dans le ciel, qu’il mettait en scène dans des dessins humoristiques légendés.

Henry Coste a été marié à deux reprises, il n’a jamais voulu avoir d’enfants et n’a pas fondé de famille. Jusqu’à la fin de sa vie il a accueilli chez lui ses anciens stagiaires avec qui il gardait le contact.

PASSER A LA MOULINETTE

Dans le générique surréaliste/dada des Raisins Verts qui a fait scandale, Jean-Christophe Averty broyait des bébés dans un hachoir à viande.

Les « Costiens » sont eux aussi, symboliquement, « passés à la moulinette » d’Henry Coste.

Vous avez maintenant une petite idée de ce que cela signifie.

© Philippe Matsas